Petite Mort
2005
Goodman Gallery, Johannesburg, South Africa
Murmures et miroirs impurs
Il se pourrait que, dans un monde où chaque idée ou émotion qui veut se faire entendre du grand nombre doive être amplifiée c'est-à-dire être médiatisée au point d¹étouffer toute étincelle originelle ou toute vibration intérieure, seuls les murmures qui s¹adressent de personne à personne aient une quelconque humanité. Ces murmures, infiniment nuancés dans leurs sonorités particulières ou dans leurs chromatismes visuels, leurs apparences formelles, leurs surfaces sensorielles, seraient alors à peine perceptibles parmi l¹assourdissante cacophonie et « cacovision » simplificatrices des messages, slogans et logos publicitaires, politiques, idéologiques et économiques. Seuls des oreilles et des yeux non entièrement abrutis y seraient sensibles. Encore faudrait-il que ces murmures existent et persistent, car rien ne les encourage vraiment : ce dont notre monde raffole, c¹est du spectacle bruyant.
La première fois que j¹ai écouté une pièce sonore de Frances Goodman, j¹ai d¹abord été frappé par sa façon d¹égrener les mots : c¹était comme une suite de perles sur un fond noir velouté. Dans la voix, il y avait une insistance régulière dont j¹avais du mal à me libérer. Je ne voulais pas, sans doute. Puis ces sons devinrent paroles et phrases sensées, et leur sens s¹aventurait dans les obscures régions du cerveau où se trament les sentiments envers autrui, l¹amour, la haine, la séduction, le doute et bien d¹autres émotions dont les confins ne sont jamais nettement définis, comme les reflets dans de vieux miroirs usés.
Le jeu des reflets, réels ou métaphoriques, est d¹ailleurs toujours présent dans les ¦uvres de Frances Goodman : les sentiments que projettent ses personnages imaginaires semblent se refléter sur l¹être désiré et se transformer peu à peu, mais inéluctablement, en leur contraire. De purs, nobles et exclusifs ils deviennent impurs, sales et hideux, comme si le temps broyait et pervertissait sans merci tout idéal. Et ils gardent toujours à l¹esprit, en filigrane, l¹obsédante inéluctabilité de la mort.
Dans « Table pour trois », trois femmes se rencontrent dans un restaurant. Ce sont des amies qui ne se sont pas revues depuis un moment. Elles entretiennent une conversation somme toute superficielle durant tout le repas, avant de se quitter. Mais l¹installation permet de connaître les pensées intimes de chacune d¹entre-elles : les doutes, les sentiments enfouis, les regrets qui traversent leur esprit durant ce déjeuner. La mise en scène est simple : une table de restaurant non débarrassée, comme si les trois femmes venaient de quitter les lieux, occupe l¹espace, dans lequel résonnent les bruits de fond d¹un local animé. Sur la table, trois écouteurs qui permettent chacun de suivre les pensées de l¹une des femmes. Il n¹est pas possible d¹appréhender l¹ensemble en une fois : il faut se mettre à une place à la fois, et changer de perspective pour chacun des personnages.
Les fleurs en soie et autres tissus précieux de Frances Goodman évoquent la broderie d¹antan, le patient labeur domestique des femmes, leur enfermement aussi. Et puis la fleur est symbole de la beauté de la vie, fut-elle éphémère : c¹est elle qu¹on s¹est toujours évertué à reproduire. Mais, regardées attentivement, celles de Frances Goodman entretiennent un autre rapport au temps, à la beauté et à la vie : elles sont déjà en train de se faner. Ce n¹est pas l¹apothéose de leur épanouissement qui se manifeste ici, mais leur déclin déjà visible. Silencieusement, elles nous renvoient au cri
désespéré de la décrépitude.
Des coussins patiemment recouverts de perles enfilées, présentés comme de petites sculptures murales, sont une autre série d¹objets faisant référence aux travaux domestiques féminins et au suffoquant renfermement d¹intérieurs bourgeois. Mais ces poussiéreux souvenirs s¹enflamment dès que l¹on découvre les sulfureuses inscriptions dont ils sont porteurs : « Burning Desire », Sucking Energy», Raw Emotion » Blinding Love »Š Métaphores d¹innombrables sentiments refoulés, étouffés, opprimés, finalement enfouis sous le silence apparent d¹un travail patient et laborieuxŠDe combien de sanglots réprimés sont porteurs les gestes quotidiens des femmes d¹hier (et d¹aujourd¹hui, sous d¹autres formes ou sous d¹autres latitudes) ?
L¹esthétique chic et bruyante de notre monde actuel n¹est peut-être qu¹un écran empêchant de voir les sourdes souffrances d¹une majorité d¹êtres humains : d¹où l¹intérêt de réapprendre à écouter les murmures obsédants et à regarder les images des miroirs impurs.
Enrico Lunghi
Décembre 2004